La solitude, un nouveau territoire pour la sociologie
- UdeMNouvelles
Le 11 juin 2025
- Martin LaSalle
Longtemps considérée comme une expérience purement intime et individuelle, la solitude émerge aujourd'hui comme un véritable enjeu de société, estime la sociologue Cécile Van de Velde.
Si la psychologie et la philosophie s’intéressent depuis longtemps à la solitude, la sociologie commence seulement à s'emparer du sujet. La professeure Cécile Van de Velde, du Département de sociologie de l'Université de Montréal, ouvre la voie à ce champ émergent avec ses travaux qui visent à révéler les facettes sociologiques et politiques de la solitude.
En fait, la sociologie s'intéressait déjà aux dynamiques d'isolement quand on vit seul, mais peu à l'aspect subjectif de la solitude.
«Pourtant, les défis sont majeurs, car la solitude change de visage et ne touche plus seulement les personnes âgées, l'ermite ou l'aventurier, auxquels on l'associait traditionnellement», explique Cécile Van de Velde, qui a récemment publié un article sur le sujet dans la revue Acta Sociologica.
Selon elle, l'approche sociologique permet de dépasser la vision individuelle pour explorer les dimensions structurelles du phénomène de la solitude, en éclairant de quelle façon elle prend racine dans des contextes sociaux, économiques et politiques.
«C'est une question sociale parce qu'elle prend sa source dans certains éléments sociaux: la discrimination ou la marginalisation de certains groupes, les situations de handicap augmentent par exemple le taux de solitude», souligne-t-elle.
Les nouveaux visages de la solitude: une courbe qui s'inverse
L'un des constats les plus frappants des recherches récentes concerne l'évolution de la solitude selon l'âge. Alors que les études des années 1970-1980 montraient une courbe ascendante – plus on vieillissait, plus on risquait d'être seul –, cette tendance s'est inversée depuis deux décennies.
«Aujourd'hui, la solitude touche particulièrement les adolescents et les jeunes adultes au Québec et au Canada, et les adultes dans la fin de la vingtaine ou dans la trentaine en Europe, indique la professeure. Le phénomène s'est accéléré avec la pandémie, qui a particulièrement affecté les jeunes: les dernières enquêtes révèlent que le nombre de jeunes se sentant seuls dépasse maintenant celui des personnes âgées.»
Les conséquences sont également collectives. La professeure donne l’exemple des kodoku-shi («morts solitaires»), un phénomène qui, parti du Japon, gagne l'Amérique du Nord et l'Europe. Face à cette réalité, certains pays ont même créé des ministères de la Solitude. Une autre manifestation préoccupante de la solitude, selon Cécile Van de Velde, est l'accroissement des phénomènes de retrait social comme les hikikomori, ces jeunes qui s'enferment chez eux et coupent tout lien avec l'extérieur.
«Cette transformation majeure remet en cause les structures sociales contemporaines, poursuit-elle. Les sociologues tentent de comprendre comment des facteurs structurels comme la compétition, la pression pour réussir ses études, la mobilité et le chômage contribuent à cette solitude croissante chez les jeunes générations.»
Dimensions politiques de la solitude: quand l'isolement menace la démocratie
La solitude revêt aussi une dimension politique que la sociologie permet d'éclairer «parce que la solitude tue», illustre Cécile Van de Velde en utilisant la métaphore selon laquelle la solitude chronique serait l’équivalent de fumer plusieurs cigarettes par jour.
Plus encore, la solitude peut alimenter des mouvements de radicalisation. La chercheuse aborde ainsi le phénomène des «célibataires involontaires» (incels en anglais), ces hommes qui, se sentant exclus de la vie amoureuse, développent un ressentiment violent envers les femmes et d'autres groupes sociaux.
«Comme l’a dit Hannah Arendt, le degré ultime de la solitude est la désolation, note la sociologue. Quand il n'y a plus de possibilité d'action collective, c'est la démocratie elle-même qui est en danger.»
Une approche distinctive: les quatre gestes analytiques de la sociologie de la solitude
Pour définir l'approche sociologique de la solitude, Cécile Van de Velde établit quatre types d’analyse qui la distinguent des autres perspectives disciplinaires.
D’abord, il faut mettre en lumière les conséquences des normes sociales. Les attentes sociales autour du couple et de la famille, par exemple, peuvent exacerber la solitude des personnes célibataires ou divorcées.
Ensuite, il faut cerner les causes et les conséquences sociales et politiques de la solitude. Les politiques d'austérité, la précarisation du travail et le démantèlement des services publics contribuent à l'augmentation de la solitude.
Il faut aussi démontrer le rôle des inégalités sociales et territoriales parce que la solitude affecte plus spécifiquement les groupes marginalisés, dont les gens âgés, les minorités raciales, les personnes LGBTQ+ ou celles vivant dans des zones rurales ou défavorisées.
Enfin, il faut explorer la diversité des expériences et des stratégies d'adaptation. «La solitude prend des formes variées et les individus ont différentes façons d'y faire face, du retrait individuel à l'engagement dans des communautés en ligne ou physiques», mentionne Cécile Van de Velde.
Pistes de recherche et incidences sur les politiques publiques
Selon la professeure, une approche intersectionnelle est nécessaire pour comprendre comment l'âge, le genre, l’origine et la classe sociale agissent sur la solitude. Il faut également lier sociologie de la solitude et sociologie des émotions pour étudier comment la peur, la honte, l'espoir ou la colère influencent les expériences de la solitude.
«La question des connexions numériques est cruciale: la pandémie a montré l'importance des contacts physiques et la nécessité de repenser le rôle des technologies, conclut-elle. Plus qu'un mal individuel, la solitude apparaît comme un révélateur des failles de nos sociétés contemporaines – et comme un défi collectif auquel il faut apporter des réponses communes.»
À propos de cette étude
L'article Sociology of loneliness: An introduction, par Cécile Van de Velde, a été publié dans la revue Acta Sociologica.